Impermanence et fluidité de la Vie

M.Christine – 2014

Durant les 5 minutes qui viennent de s’écouler, des dizaines de perceptions ont été enregistrées par notre cerveau, des dizaines de pensées ont traversé notre esprit. Durant les 5 minutes qui viennent de s’écouler, des millions de personnes se sont déplacées physiquement, dans le pays où nous habitons, des millions de personnes ont échangé des paroles, des SMS ou des méls. Pendant le même temps, la Terre a effectué 8800 kilomètres sur son orbite, et occupe maintenant une nouvelle position, par rapport aux autres planètes de la galaxie … En cet instant précis, depuis le moment où j’ai pris la parole, chaque particule de l’univers a subi de nouvelles transformations…

La Vie est mouvement.

La Vie est communication, information, échange,…

Personne ne peut nier que tous les êtres vivants naissent, se développent et meurent, ou plutôt se transforment.

Dans la limite des connaissances actuelles, on peut vérifier cette vérité  à toutes les échelles de temps et d’espace : modèles galactiques mais aussi atomiques, évolution géologique de la Terre, phénomènes divers,…

Cette flaque d’eau, à mes pieds, se sera bientôt évaporée, participant à la formation de quelques nuages ; nuages qui disparaîtront, transformés en pluie ; celle-ci se retrouvera, sous des aspects extrêmement variés : dans les cours d’eau, les nappes phréatiques, dans la composition des végétaux, puis dans nos circuits sanitaires, notre alimentation, et ainsi de suite… 

On sait que les objets matériels, eux aussi, s’usent et se dégradent avec le temps ; les minuscules particules qui s’en sont détachées se retrouvent en suspension dans l’atmosphère, ou agrégées en poussières…

Mais on oublie bien souvent que cette réalité, même si elle semble évidente au premier abord, est pourtant rarement perçue dans ses aspects les plus subtils. Les enseignements bouddhistes ont souligné combien il est essentiel de prendre conscience de cette loi inéluctable, afin d’atténuer toutes les souffrances qui lui sont liées dans la conduite de notre vie personnelle.

La notion d’impermanence ne concerne pas seulement l’aspect physique des choses. Elle concerne également tous les phénomènes tels que les idées, les conceptions politiques, la forme des mouvements philosophiques, religieux, les échanges économiques, les connaissances scientifiques, etc.…

Qu’en est-il pour l’être humain ? 

Est-ce qu’aujourd’hui, à 55 ans, je suis vraiment le même personnage que lorsque j’avais 20 ans ?

Mon visage n’est plus tout à fait identique, mon corps physique s’est transformé, je ne ressens pas les choses de la même façon, ma compréhension du monde a beaucoup évolué,… L’ensemble de ma personnalité s’est modifiée, dans une certaine continuité, bien sûr… A chaque instant, j’ai la possibilité d’orienter ma vie dans différentes directions…

Sur le plan physique, nos cellules sont renouvelées en permanence, mais les transformations ne deviennent visibles que sur quelques mois ou quelques années. Au niveau de l’état d’esprit, des variations émotionnelles et mentales sont perceptibles très rapidement, mais elles aussi ne façonnent véritablement la personnalité que sur le long terme.

Pourtant, comme le dit Albert Jacquard1 : « … pris dans la tenaille dont les deux mâchoires sont le passé et l’avenir, le présent n’a aucune réalité. Certaines langues refusent de conjuguer le verbe « être » au présent ; il y a du sens à dire « je serai » ou « j’étais » ; il n’y en a pas à dire « je suis ». 

A chaque inspiration, l’air et les énergies cosmiques me pénètrent et viennent nourrir mes cellules et les niveaux plus subtils de mon être.

A chaque expiration, je donne un peu de moi-même et participe ainsi à la danse des étoiles.

A chaque seconde, je meurs à moi-même et je renais en même temps, ni tout à fait différent, ni totalement identique…

A chaque seconde, l’Univers est une œuvre inédite, tout comme les rosaces d’un kaléidoscope qui jamais deux fois ne sont semblables.

Rien n’existe dans l’univers, qui ne soit soumis aux lois de l’impermanence et de la transformation, de l’échange et de l’interdépendance.

Souvent source de souffrance…

Aujourd’hui je suis en bonne santé, demain, je serai peut-être malade,…

Aujourd’hui il m’aime, mais demain ?… 

L’époque actuelle nous soumet chaque jour à cette réalité de l’impermanence : emplois instables, précaires, relations fluctuantes, y compris dans le cadre familial. Nous vivons dans une incertitude constante, tel un oiseau sur la branche.

La plupart du temps, nous n’acceptons pas cette évidence, cette réalité indiscutable.

Nous avons la nostalgie du passé, de notre jeunesse, des moments que nous avons vécus avec certaines personnes,… Nous nous accrochons à l’espoir ou à la certitude que nous pourrons reproduire les situations que nous avons trouvées plaisantes, alors qu’en réalité, il est impossible de vivre deux fois la même expérience. Cette croyance nous empêche de vivre pleinement la richesse de l’instant présent. Elle entraîne souvent des déceptions, de l’amertume. Lorsqu’il s’agit de choses que nous avons trouvées désagréables, le processus est le même : nous abordons toute situation ressemblante avec un préjugé négatif, une appréhension, voire une peur. Là encore, par cette compréhension erronée, nous nous privons de nos capacités créatives, de la possibilité d’explorer un nouveau mode d’être ou un nouveau mode de relation.

Nous refusons le changement, les petits « deuils » du quotidien, par peur de perdre ce que nous connaissons. On sait que chaque génération a tendance à penser que son époque « était dans le vrai », qu’il s’agisse des savoir-faire professionnels, de l’éducation des enfants, des valeurs de la société, etc.).  Nous refusons la mort, la nôtre, celle de nos proches, nous refusons l’idée de la mort.

Cela peut engendrer un état d’angoisse terrible, que cette angoisse soit consciente ou non, présente en toile de fond de toutes nos pensées et nos actions.

… Ou alors, source de libération, de joie, de plénitude

Si nous arrivons à faire émerger consciemment cette résistance au changement, si nous avons le courage de regarder en face ce sentiment d’insécurité, nous pouvons apprendre à vivre dans l’instant présent, et à l’apprécier tel qu’il est.

Regarder en face cette vérité, accepter que les choses changent, sans regret, sans amertume ; sans cultiver la nostalgie.

Apprendre  à vivre avec souplesse, fluidité, en cohérence avec cette loi universelle de mouvement perpétuel, en harmonie avec soi-même, avec les autres, avec le monde, et découvrir la libération que cela procure.

Danser avec les évènements, tout en embrassant le ciel…

Dans les situations désagréables ou douloureuses, on peut s’appuyer consciemment sur la compréhension de l’impermanence, pour souffrir un peu moins, se souvenir que cet état est passager, que la souffrance s’atténuera,…

Acceptons de nous laisser traverser par le flux de la Vie, sans chercher à le repousser ni à le retenir. Aimons ce qui advient, et nous trouverons toujours la force de surmonter les obstacles et les épreuves. Cultivons la confiance en la Vie, entraînons-nous à accepter l’imprévu, à nous y adapter, à comprendre que toute expérience est un enseignement qui développera un peu plus notre humanité.

Dans son « Petit traité de vie intérieure », Frédéric Lenoir2 écrit :

« Admettons qu’il nous est impossible d’exercer une maîtrise totale sur notre vie : les failles par lesquelles l’impromptu surgit sont imprévisibles. En voulant à tout prix contrôler cette part d’impondérable, nous nous condamnons à vivre dans l’angoisse permanente. Nous ne pouvons pas non plus contrôler autrui : nous devons accepter qu’il nous échappe toujours, y compris quand il s’agit de son conjoint ou de son enfant. […] Nous ne pouvons pas davantage contrôler totalement notre vie professionnelle soumise à tant d’aléas externes, ni nous obstiner à vivre dans l’illusion de stabilité et de sécurité.

Alors, faisons de notre mieux pour  maîtriser ce qui peut l’être, à commencer par nos désirs et nos passions.

[…] Le seul fait d’acquiescer à la vie et à l’être, procure un sentiment de gratitude qui est lui-même source de bonheur, qui permet de profiter pleinement du positif et de transformer le négatif autant que faire se peut. Dire « oui » est une attitude intérieure qui nous ouvre au mouvement de la vie, à ses imprévus, ses inattendus et ses surprises. C’est une sorte de respiration qui nous permet d’accompagner intérieurement la fluidité de l’existence. Accepter les balancements des joies et des peines, des bonheurs et des malheurs, accepter la vie telle qu’elle est, avec ses contrastes et ses difficultés, son imprévisibilité. Bien des souffrances viennent de la négation de ce qui est, ou de la résistance au changement. 

 […] Cette foi-confiance dans la vie se manifeste par une attitude que l’on retrouve sous divers noms dans les sagesses et les grands courants spirituels de l’humanité : l’abandon, la quiétude, le lâcher-prise. […] les stoïciens appelaient l’apatheia, la tranquillité intérieure, l’absence de toute agitation intérieure. »

Il est facile de comprendre cela intellectuellement, mais très difficile de le mettre en œuvre. Il faut y réfléchir souvent, s’habituer à regarder le monde qui nous entoure avec cette nouvelle compréhension, s’entraîner à l’appliquer d’abord à de petites contrariétés, puis à de plus importantes ; il faut du temps, de toutes façons, pour aller à l’encontre d’un fonctionnement spontané qui nous porte à s’accrocher à ce que l’on trouve agréable, et à rejeter ce qui nous déplait.

Le chemin est long, les résistances sont nombreuses, mais on peut progresser sur cette voie.

Notre ultime difficulté concerne bien sûr la mort.

Ce que nous appelons la mort, est toujours une transformation,

le passage d’une forme à une autre, d’un état à un autre. Comme la flaque d’eau a disparu, pour laisser la place à un nuage.

Comme la chenille accepte de mourir à elle-même pour devenir papillon.

Comme le grain de blé renonce à lui-même pour donner vie à un épi qui portera 100 grains de blé.

Comme l’arbre donne sa vie pour fournir le bois de nos meubles ou la chaleur de nos maisons.

Certes, la mort est une transformation plus brusque, plus radicale que les micro-modifications qui se produisent en continu, de façon progressive. Mais elle en est le fruit, et elle est nécessaire pour permettre un réel renouvellement, une véritable évolution. Ce « recyclage » perpétuel est le fondement même de la Vie.

Pour l’être humain, la mort se manifeste par la désintégration du corps physique, dont les matériaux retourneront à la nature pour alimenter d’autres êtres vivants, tandis que, selon la compréhension ou la croyance de chacun, la conscience poursuit son cheminement vers la Connaissance et la Sagesse, ou bien se désintègre elle aussi, pour aller nourrir de son énergie subtile la conscience collective, « l’âme du monde »…

A l’approche de notre propre mort, plus nous acquiescerons, et plus la transition se fera de façon naturelle. Les plus grandes souffrances viennent toujours de nos résistances.

De même, au départ de nos proches, plus nous aurons une conscience claire du travail spirituel qui s’opère sous nos yeux, mieux nous serons à même de les accompagner dans ce processus. Et la séparation nous sera peut-être un peu moins douloureuse…

La loi d’impermanence est intimement liée à celle d’interdépendance ; ce sont deux lois universelles fondamentales.

Les disciplines scientifiques qui s’intéressent au vivant connaissent bien le concept d’interdépendance ; chaque écosystème en est une illustration, et les différents écosystèmes entretiennent eux-mêmes des échanges permanents entre eux. Une fleur se nourrit de lumière, d’oxygène, de gaz carbonique, d’eau, et de tous les minéraux contenus dans le sol. Elle a également besoin des insectes pour se reproduire. En l’absence d’un de ces éléments, la fleur n’existe pas, ou n’existera plus.

L’être humain, lui aussi, doit sa vie à l’amour qui a uni deux personnes, mais aussi à l’air, à l’eau, à une alimentation variée (d’origine végétale et éventuellement animale), ainsi qu’à tous les échanges qu’il aura au cours de son passage sur terre, sur les plans émotionnel, mental, et spirituel… Nous recevons beaucoup de notre environnement, que ce soit par des contacts directs, par les multiples sources médiatiques, ou par des canaux d’énergie plus subtils.

Et réciproquement, à tous ceux qui entrent en contact avec nous, nous donnons, nous communiquons : notre  patience ou notre impatience, notre courage, nos doutes, nos joies, tous nos états émotionnels, nos opinions, nos réflexions, nos interrogations,… Paroles, mais aussi échanges non verbaux, regards, attitudes, rayonnement magnétique, etc.

En développant notre conscience intérieure de l’impermanence et de l’interdépendance, peu à peu, au fil du temps, notre façon d’appréhender le monde se modifie profondément.

Nous sommes moins dépendants de nos conditionnements, de nos préjugés, de nos attachements. L’orgueil perd de sa consistance, les tendances individualistes et égocentrées s’atténuent, la perception des autres et l’analyse des évènements deviennent beaucoup moins dualistes, beaucoup plus nuancées, donc plus tolérantes et empreintes d’empathie. Le sentiment de solitude, ou l’illusion du mérite personnel, s’effacent devant la vision d’un monde qui est Unité, au sein duquel chacun a sa place mais aussi sa part de responsabilité.

Nous ne pouvons pas « maîtriser » les évènements ni les personnes, mais nous pouvons choisir l’orientation que nous voulons donner à notre vie : une idée ou un idéal, qui nous permettra d’accueillir une infinité de possibilités, sans perdre de vue la direction qui semble juste au regard de notre conscience.

Quand nous reconnaîtrons l’interdépendance et l’impermanence dans notre intériorité la plus profonde, quand nous les accepterons pleinement, en toute confiance, nos peurs se dissiperont, comme tous les mirages qui nous embrument et qui nous leurrent.

Accueillant les bonheurs et les épreuves avec la même humilité et la même gratitude envers la Vie qui nous est offerte, nous pourrons faire les choix les plus justes, pour assurer un cheminement personnel fructueux et une contribution positive à l’Histoire de la communauté terrestre.

  1. « Petite philosophie à l’usage des non-philosophes » d’Albert Jacquard 
  2. « Petit traité de vie intérieure » de Frédéric Lenoir

Un sage paysan avait un fils, un cheval et un voisin.
Un jour où le fils était allé au bourg avec le cheval,
le cheval s’égara dans la montagne et le fils revint seul.
– Quel malheur ! dit le voisin.
– Qu’en sais-tu ? dit le paysan.
Et en effet, le lendemain,
le fils, parti à la recherche du cheval perdu,
ne retrouva pas seulement le cheval,
mais rapporta aussi de son expédition
un magnifique étalon sauvage qu’il avait réussi à capturer.
– Quel bonheur ! dit le voisin.
– Qu’en sais-tu ? dit le paysan.
Et en effet, le lendemain, en dressant l’étalon,
le fils reçut une mauvaise ruade qui lui brisa une jambe.
– Quel malheur ! dit le voisin.
– Qu’en sais-tu ? dit le paysan.
Et en effet, le lendemain,
les recruteurs du roi passèrent dans le village
ramasser les jeunes gens pour la guerre.
Le fils, temporairement invalide,
échappa à la conscription.
– Quel bonheur ! dit le voisin.
– Qu’en sais-tu ? dit le paysan.
Et en effet, le lendemain,…
                   
Conte du folklore chinois

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