Ce texte est une compilation d’extraits du livre « A nous la liberté ! », écrit par Christophe André, Alexandre Jollien, Matthieu Ricard.
Certains mots ou même quelques phrases ont été modifiés ou ajoutés pour faciliter la compréhension du texte, ou pour permettre de rendre l’enchaînement plus fluide. Le choix des extraits reprend les idées principales de l’ouvrage, même s’il reste subjectif et ne respecte pas forcément une place proportionnelle à chaque aspect de ce sujet.
Les trois auteurs se réunissent pour nous aider, pas à pas, à nous libérer des habitudes mentales, des blessures et des injonctions d’une société toujours plus tourmentée. Garder le cap, rester en lien et nous connecter aux ressources intérieures n’ont jamais été aussi nécessaires.
Le besoin de liberté intérieure est universel. En aucun cas et d’aucune façon, cette réflexion sur la liberté intérieure ne minimise l’importance de la liberté extérieure. Tant d’êtres humains sont encore prisonniers d’un régime totalitaire ou, pour toute autre raison, ne sont pas libres de leurs mouvements, de leurs paroles ou de leurs actes. D’autres, bien trop nombreux, sont prisonniers de la pauvreté et d’un accès limité à la santé et à l’éducation. Nous devons tout mettre en œuvre pour leur venir en aide. Mais il ne faut pas pour autant négliger la quête de liberté intérieure. Ce serait une erreur de croire que cette quête ne concerne que les nantis, ceux qui jouissent d’un plus grand confort matériel, culturel ou politique. Elle concerne chaque être humain, dans le confort comme dans la peine. Même dans des circonstances dramatiques, il est vital de trouver à l’intérieur de soi-même un petit territoire intouchable, un îlot de résistance, une voix qui nous souffle « Ne laisse pas le désespoir, la haine, ou la peur prendre les commandes de ton esprit, ne te soumets pas à leur dictature ». Soyons assez sages pour commencer ce travail intérieur dès aujourd’hui, vis-à-vis de nos petites misères du quotidien, sans attendre de rencontrer une grave épreuve…
Nos souffrances et nos peurs sont les prisons invisibles dont nous avons le plus grand mal à sortir. La vie quotidienne, elle aussi, nous tend de nombreux pièges : le piège des habitudes, le piège des préoccupations et celui des tâches triviales (payer le loyer, sortir les poubelles, répondre à ses mails…). Nous négligeons de dégager du temps pour ce qui donne du sens à notre vie : contempler la nature, partager avec nos amis, réfléchir à nos idéaux, se réjouir d’être en vie…
Erasme dit que « On ne naît pas homme, on le devient. » Et si c’était vrai de la liberté ?
La liberté se construit, se découvre. Pour en jouir, nous sommes conviés à nous inscrire dans un processus de « libération », à nous mettre en route, à dire adieu aux préjugés, à quitter les projections, la foule d’attentes qui nous tiennent à la gorge. Lorsqu’on lui demandait qui il était, un sage répondait, non sans espièglerie : « Un esclave en voie de libération ! » Sagesse et liberté avancent main dans la main. Le défi de la vie spirituelle réside donc dans une audace : oser paisiblement bâtir un chemin vers la liberté, pour redécouvrir un rapport lucide, joyeux, à soi et au monde.
Et si le premier pas consistait à repérer tranquillement le mode de pilotage automatique qui nécrose notre quotidien ? C’est avec nos blessures, nos dysfonctionnements internes, nos lacunes, mais aussi avec une foule de ressources insoupçonnées que nous sommes invités à inaugurer la liberté. D’où la nécessité de connaître autant que possible le fonctionnement de notre esprit. Faisons le point : à qui, à quoi avons-nous confié la télécommande de notre existence ? A la colère, aux ressentiments, à la jalousie ? A la meilleure part de nous-même ? Qu’est-ce qui occupe le centre de notre quotidien ? A quoi sommes-nous attachés ? Quels sont les grands désirs, les profondes aspirations qui charpentent notre intériorité ? Nous pourrons alors regarder avec lucidité les contraintes qui nous lient : celles que nous avons librement choisies et que nous assumons (comme certains engagements familiaux et professionnels), et d’autres, sur lesquelles nous pourrons poser l’intention de nous en affranchir, et commencer à les habiter différemment.
Nous allons maintenant nous interroger sur les obstacles qui se dressent sur le chemin de la liberté intérieure, mais aussi sur les moyens de la cultiver et de l’approfondir, afin qu’elle devienne une véritable manière d’être.
1. LES OBSTACLES A LA LIBERTE INTERIEURE |
L’acrasie, la dépendance, la peur, le découragement et le désespoir, l’égocentrisme, ainsi que l’égarement sont autant d’obstacles à la liberté intérieure.
L’acrasie et la dépendance
Acrasie et dépendance présentent de nombreuses similitudes, même si le degré d’asservissement est encore plus profond dans cette dernière.
L’acrasie, c’est la faiblesse de la volonté, c’est le gouffre abyssal qui semble séparer les intentions et les actes. « Je sais ce que je devrais faire, je pourrais le faire,… mais je ne le fais pas ». Elle révèle aussi notre intolérance à l’incertitude, à l’inconfort et à la souffrance, une incapacité à faire face à nos émotions douloureuses et négatives.
L’acrasie peut gangréner bien des domaines de l’existence. La boulimie, l’addiction aux écrans, les relations toxiques, bref, autant de lieux de déchirement intérieur qui viennent révéler notre inertie, notre incapacité à tenir nos engagements. Comment sortir de l’engrenage, comment sortir de ces habitudes mécaniques qui nous aliènent, réduisent à néant tous nos efforts, entretiennent des sentiments de tiraillements, d’impuissance et de découragement ? Sans parler de la culpabilité qui nous ronge…
La dépendance, quant à elle, est reconnue comme une pathologie. Médicalement, être dépendant c’est ne plus pouvoir se passer d’une substance (alcool, drogues…), d’un lien (dépendance affective ou sexuelle), ou d’un comportement (dépendance au regard d’autrui ou aux compliments). Nous sommes tous dépendants : de l’eau, de l’oxygène, des autres humains. Mais ce dont nous parlerons ici, ce sont des dépendances qui nous font souffrir.
Les neurosciences ont étudié les mécanismes de la dépendance. A force de répéter des expériences plaisantes, on renforce les réseaux cérébraux qui nous font désirer ces expériences. Il arrive un moment où l’on n’éprouve plus le plaisir initial, mais on continue à désirer cette expérience encore et encore. On désire quelque chose qui ne nous procure quasiment plus aucun plaisir et qui peut même nous dégoûter. Il a été montré que l’entraînement de l’esprit peut remodeler nos connexions neuronales, qu’il est possible de nous « déconditionner », pensée après pensée, émotion après émotion. Cependant, outre les efforts de volonté et la nécessité de maintenir ces efforts suffisamment longtemps, il y a d’autres obstacles chez les sujets en état de dépendance : il est plus difficile d’activer les aires du cerveau liées à la volonté ! Ensuite, le cerveau devient hyper-réactif aux stimuli qui déclenchent les comportements addictifs. Enfin, l’aire du cerveau qui permettrait d’actualiser une transformation est inhibée. Un quadruple obstacle, donc…
Et puis il y a aussi, malheureusement, une habitude de l’inconfort, quand celui-ci a duré trop longtemps. De l’habitude on passe à la résignation, puis à la soumission ; on suit la pente du moindre effort, même si elle est douloureuse et nous conduit au pire.
Ce qui vient encore accentuer la dépendance, c’est cette vie semi-clandestine qu’elle induit. La peur du rejet, la crainte du regard de l’autre, l’angoisse d’être jugé faible, lâche, tous cela nous conduit à nous isoler. Seul l’amour vient à bout de ces redoutables obstacles !
Enfin, le sentiment de culpabilité nous ronge et nous empêche de nous attaquer aux vrais problèmes.
Quelques mots sur la dépendance affective… Sachant que celle-ci, d’ailleurs, n’est pas toujours perçue comme telle…
Nous avons tous besoin de liens affectifs forts et sécurisants avec notre entourage, et ceux-ci sont une véritable source de bonheur, lorsqu’ils ne sont pas focalisées sur une unique personne, lorsque nous ne sommes pas dans une fusion totale avec celle-ci, et que nous pouvons supporter des périodes d’éloignement transitoires, sans nous sentir en danger. Comme toutes les dépendances, les dépendances affectives se nichent dans des besoins normaux, dont nous perdons le contrôle. Celui qui souffre de lien affectif toxique réduit considérablement sa liberté, sa capacité à apprécier la richesse du monde et à s’en nourrir. Seul celui qui est censé combler ses manques soulage ses tensions intérieures. Tout le reste passe au second plan, voire disparaît de ses pôles d’intérêt.
Consommer, nous adonner à un comportement addictif, c’est toujours chercher du réconfort, une consolation, du répit. Une dépendance révèle toujours un mal-être que l’on refuse d’affronter. Fuir une réalité, s’évertuer à calmer une détresse, à chasser un tourment, à s’anesthésier.
Le sentiment de manque relève d’un sentiment d’incomplétude. On a l’impression qu’il nous manque quelque chose d’indispensable à notre bonheur, quelque chose d’absolument vital. Or, le manque ne sera jamais comblé par la possession d’objets ou de personnes, ni par la recherche de situations anesthésiantes. L’état de « plénitude » résulte plutôt d’un sentiment de cohérence, un sentiment de paix et d’unité, libre d’attirance et de répulsion, de manque et d’assouvissement.
On peut considérer la dépendance comme une maladie dont il faut apprendre à contenir les ravages au moyen d’une batterie de stratagèmes.
Contrairement à l’idée très répandue « on ne peut pas changer ; chassez le naturel, il revient au galop », il est possible d’évoluer, si nous décidons de nous mettre à la tâche. On sait maintenant que la neuroplasticité – la capacité du cerveau de se modifier en fonction de nos expériences – nous permet de changer à tout âge. Ce changement intérieur peut être provoqué par une modification des circonstances extérieures, mais aussi par le développement de capacités restées jusqu’alors à l’état latent. On peut apprendre à lire, à jongler, mais aussi à cultiver des qualités humaines essentielles, comme l’attention, l’équilibre émotionnel, la bienveillance… Dans tous les cas, pas d’entraînement, pas de changement. Si vous vous êtes cassé la jambe, la rééducation exige des efforts, mais cela vaut mieux que de marcher avec des béquilles jusqu’à la fin de vos jours. Savoir que notre souffrance provient des traces laissées dans le cerveau par nos mauvaises habitudes nous montre aussi que rien n’est gravé dans la pierre, et que l’on peut inverser ces processus.
Certaines personnes témoignent aussi qu’après avoir tenté maintes fois de s’en sortir, il y a eu, à un moment donné, un point de bascule. Elles s’en sortent d’un seul coup, une fois pour toutes. Elles restent vulnérables toute leur vie à la drogue ou à l’alcool, elles le savent bien et n’y touchent plus jamais. Sinon, c’est la planche à savon…
Les propositions suivantes, qui concernent la dépendance, seront bien sûr applicables également dans le cas de l’acrasie.
Il faut garder à l’esprit que nos efforts vont forcément s’inscrire dans une durée, puisqu’on va reconfigurer nos circuits cérébraux. On va lutter contre des mécanismes très enracinés. Nos progrès seront suivis de rechutes ou de régressions, qu’on ne devra surtout pas interpréter comme des preuves de l’inaptitude à changer, mais comme le signe qu’on a trébuché sur le chemin et qu’on doit « simplement » se remettre en marche.
Placer sa vie sous le signe de la liberté, c’est avant tout inscrire le quotidien au cœur d’une dynamique. Se lancer dans une ascèse joyeuse.
Une première étape consiste à reconnaître les dégâts, contempler sans crainte les bobos de l’âme et du cœur. Repérer avec une infinie bienveillance, les zones de notre vie où nous sommes fragiles, afin de nourrir une vigilante attention. La nourriture, l’alcool, la sensualité, le sexe, la soif de reconnaissance… Où sommes-nous invités à œuvrer pour aller mieux, pour devenir plus libres, plus légers, moins épris de soi ?
Ensuite, essayons de définir un objectif ou une tâche précise, bien circonscrite, et surtout accessible. Une suite de petits efforts répétés porteront leurs fruits. Et bien sûr, il nous faudra cultiver la patience, la persévérance, et plus encore : la motivation. « Notre motivation est la barre du bateau : elle détermine la direction. La volonté est le vent qui gonfle les voiles et nous permet d’arriver à bon port. »
Contre le découragement, se souvenir que tout est provisoire, impermanent. Accepter par moments de se laisser flotter, accueillir la pagaille. Echecs, épreuves, fragilités ne sont peut-être pas ultimement des freins à notre progrès, ils forment le terrain, le socle d’où peut jaillir une existence plus sereine, plus joyeuse, selon les forces du jour, (même) en plein chaos.
Mais lutter contre la dépendance ne suffira pas. En parallèle, de ces efforts, il est essentiel d’identifier ce qui nous nourrit en profondeur, et ainsi nous rend plus fort. Spinoza nous livre un outil des plus puissants : reconnaître ce qui nous met véritablement en joie, comme le désir de créer, d’aimer, de partager, d’utiliser notre potentiel de transformation,… Prêtons l’oreille pour identifier les besoins et les plaisirs de notre cœur. La joie débouche sur la liberté. Oui, seul un cœur léger, rieur, généreux peut allègrement renoncer aux plaisirs éphémères qui nous apportent seulement des miettes de bien-être.
Et enfin, oser la transparence, oser demander de l’aide. Les thérapies de groupe ou l’association des Alcooliques Anonymes montrent la force de la solidarité face à l’addiction. Quel soutien, quelle joie de trouver un lieu où l’on ne subit plus la peur du rejet, l’angoisse de passer pour un lâche, un faible ! De pouvoir se confier aux autres, de partager le même but de s’en sortir en s’épaulant les uns les autres et en acceptant d’être guidés dans ce processus ! La méditation de pleine conscience, ainsi que la spiritualité peuvent aussi apporter une aide puissante.
La peur
Nous parlons ici des peurs imaginaires, et non des dangers réels, face auxquels la peur peut être salutaire.
Au-delà de l’inconfort ou de la douleur qu’elle provoque, la peur réduit notre liberté de façon durable : consciemment ou non, nous vivons dans la préoccupation permanente qui consiste à éviter ce qui nous semble menaçant.
Apprendre à affronter les crises, à ne plus craindre leurs retours est essentiel. Cependant ça ne se décide pas, ça se travaille. En dehors des crises, il s’agit d’un véritable entraînement au quotidien : élargir son regard, apprécier ce qui va bien dans sa vie, ce qui fonctionne bien, ce qui aide et ce qui rend fort.
Faisons appel à notre raison : parmi nos mille et une peurs, combien se sont réellement matérialisées en situations dramatiques, dans la réalité ? Et combien d’entre elles se sont révélées totalement injustifiées ? Nous en conclurons certainement que la peur n’est rien d’autre qu’une fabrication de l’esprit, et qu’il n’y a aucune raison de s’y soumettre.
Lorsque nous serons plongés dans une émotion perturbatrice, ces ressources nous permettront de traverser celle-ci avec davantage de distance, d’observer le problème avec sa part réelle et sa part imaginée, de ne plus traiter le risque hypothétique comme la difficulté réelle.
Avant d’affronter nos plus grandes peurs, nous pouvons commencer par faire face à celles qui sont moins intenses. Les efforts pour s’affranchir des « petites peurs » sont les mêmes que ceux qui vont nous servir pour les grandes.
Observons : « Qu’ai-je sous les yeux ? De quoi ai-je peur ? Qu’est-ce qui me met dans un état pareil ? » Ancrons-nous dans notre respiration, dans notre corps. Regardons nos pensées, tout ce qui est en train de déferler… Par une étrange illusion d’optique, la conscience se fixe, se focalise sur un point, sur certaines pensées qui tournent en boucle, en oubliant tout le reste. L’exercice de « la vision panoramique » consiste alors à prendre conscience de ce qu’il y a autour, à côté de l’angoisse, et de s’ouvrir au monde qui est bien plus grand que ce moi agité. Sous le regard de cette « présence attentive », qui ne s’identifie pas à la peur, laissons-la se dissoudre d’elle-même peu à peu.
Mais la logique n’a pas toujours réponse à tout, et les arguments ne parviennent pas toujours à démonter les craintes irrationnelles. Dans ce cas nous pouvons pratiquer l’art du détour : dévier notre attention sur des choses qui nous distraient, nous tranquilisent,…
Cependant, pour trouver un apaisement durable, il nous faudra oser la confiance ! Il y a sans doute deux approches de la confiance. D’abord, espérer dégoter un jour un gilet de sauvetage, des manchons, une bouée pour traverser les hauts et les bas du quotidien. A côté il y a cet abandon, cette déprise de soi, cette disponibilité intérieure qui aide à envisager la vie sans avoir absolument besoin d’une sécurité, en flottant sans s’accrocher à rien. Laisser la vie être ce qu’elle est, lui ouvrir les bras…
Bien sûr, une fois encore, ne surestimons pas nos forces, osons partager, nous entourer d’amis, demander de l’aide, ou faire appel à des thérapeutes…
Le découragement et le désespoir
Le découragement repose sur une usure, une fatigue, une déception quant à un résultat qu’on espérait, un sentiment d’incapacité face à un objectif. Il s’apparente à une sorte de tristesse, avec tous les degrés d’intensité, qui vont de la lassitude au découragement, puis au désespoir. Le risque du découragement, c’est le renoncement subi, conséquence d’un acharnement, d’un épuisement. En prévention, on aurait pu faire le choix de renoncer en amont, accepter de lâcher prise, de s’accorder du repos. Il est quelquefois préférable de tourner ses efforts dans une autre direction et de garder sa sérénité.
Le désespoir, c’est du découragement, fixé, cristallisé, enraciné.
L’excès de rumination du passé, et d’anticipation anxieuse de l’avenir, est un des signes précurseurs de la dépression. S’affranchir des tiraillements de l’espoir et de la crainte nous rapproche donc de la liberté intérieure.
Ici, il n’est pas inutile de distinguer l’espérance de l’espoir. Ce dernier est généralement limité, focalisé sur un objet précis : « J’espère trouver un bon boulot », ou « J’espère rencontrer une femme – ou un homme », que sais-je… Je me lève chaque matin, les yeux braqués sur cet objectif, le reste du monde n’existe pas. L’espérance, quant à elle, tient d’une disponibilité intérieure, d’une ouverture. « La meilleure chose à faire parfois dans nos vies, c’est de renoncer à espérer, à attendre, renoncer à s’attacher, pieds et poings liés, à des objectifs ».1 L’espoir s’accroche à une sécurité, l’espérance nous plonge dans la confiance et l’abandon. Elle ne se cramponne pas à un bonheur sur-mesure, mais nourrit la conviction que l’existence autorise toujours des occasions de joie et de progrès.
Cependant nos espoirs ne sont toxiques que s’ils se focalisent sur un unique objet, à l’exclusion de toute autre chose. Nous n’avons pas à nous affoler qu’il existe dans nos vie des sources de souffrance et des sources d’espoir, mais il nous faut bien vérifier qu’elles s’inscrivent dans un lien au monde qui reste ouvert, fluide, vivant, actif… Ne pas se laisser aigrir par l’échec, ne pas se blinder, toujours s’ouvrir. Nous vivons grâce et avec les autres. Pour le meilleur et pour le pire. Notre sensibilité, qui nous rend si vulnérables, demeure peut-être une chance, un cadeau, une porte ouverte vers la grandeur qui peut habiter un cœur. Il faut bâtir un art de la joie au cœur du chaos, trouver la paix au sein même du tourment.
Deux règles à respecter lorsque nous sentons monter en nous le découragement : ne pas rester seul ; et ne prendre aucune décision importante…
L’égocentrisme
L’égocentrisme est fondamentalement un obstacle sur le chemin de la liberté, et un rétrécissement du monde : si l’on vit avec le sentiment exacerbé de l’importance de soi, si l’on se représente l’ensemble de nos rapports aux autres et au monde en fonction de notre ego, on instrumentalise les personnes (est-ce qu’ils vont m’apporter quelque bienfait ou menacer mes intérêts ?). On est ainsi soumis au diktat de ce petit tyran qui ne possède aucune limite dans ses caprices et ses exigences. L’univers apparaît comme une sorte de catalogue où l’on pourrait commander tout ce que l’on souhaite. Et l’on est malheureux parce que le monde n’est pas configuré pour satisfaire nos demandes sans fin. L’égocentrisme mène à la frustration et au tourment. On finit par être obsédé par le moindre plaisir ou déplaisir, on devient le jouet de ces réactions d’attirance ou de répulsion, et loin d’être libre, on devient très vulnérable.
Bien sûr, tout cela est à nuancer. Nous sommes tous plus ou moins égocentrés.
Quand on échange avec des proches ou des connaissances, est-ce qu’on s’étale beaucoup sur nous ? Est-ce qu’on a tendance à monopoliser la parole ? Est-ce qu’on prend des nouvelles de l’autre, avec un intérêt sincère ? Est-ce qu’on prend le temps d’écouter ce qu’il dit avec attention ? Est-ce qu’il nous arrive de penser aux personnes qui se trouvent en réelles difficultés : corporelles, psychologiques, matérielles, professionnelles ou autres ?
Ne nous accusons pas, ne nous culpabilisons pas ! Repérons simplement ces moments où nous sommes excessivement autocentrés et demandons-nous de quoi ils sont le symptôme. Où est le problème derrière les « moi je moi je » ? Où est la souffrance ? Epreuves, blessures, mépris de soi, manque de confiance, comparaisons, instinct de conservation, tout concourt à ce que le petit moi s’arc-boute et se replie sur lui.
Il est important de ne pas porter de jugement moral sur l’égocentrisme. Il relève avant tout d’une erreur. Erreur de perception émotionnelle, quand la souffrance en est la source, ou erreur de jugement intellectuel, quand on calcule qu’on obtiendra davantage en faisant cavalier seul qu’en coopérant. Si l’on ne s’intéresse qu’à l’atteinte de ses objectifs personnels, il est probable que l’on se trompe fondamentalement en s’enfermant dans « la bulle de l’ego ». Se refermer sur l’ego, c’est s’appauvrir et s’affaiblir : c’est un oubli profond de ce que peuvent nous apporter les autres (par leur aide, leurs conseils, leurs points de vue, leur affection, leur regard), un oubli aussi du bien-être que peuvent nous procurer les moments d’échange avec eux. Une part notable de ce qui nous rend heureux vient de ce que nous donnons et recevons.
Ce n’est pas « moi OU les autres », mais « moi ET les autres ». Qu’il s’agisse de bonheur ou de malheur. Ce n’est pas « mon » bonheur contre celui des autres ; je dois apprendre à me réjouir du bonheur d’autrui : il n’enlève rien à mon propre bonheur, et s’il doit avoir un effet il sera positif, car un entourage heureux sera plus à même de m’aider, de m’écouter, de m’aimer.
A chacun, donc, de prendre conscience de la façon dont il se positionne dans ses relations à autrui, puis de déplacer progressivement le curseur vers davantage d’écoute et d’attention aux autres.
Il y a des personnes assez naturellement altruistes, question de gènes, d’éducation ou de trajectoires de vie. Pour les autres, il faut faire des efforts réguliers ! On commence souvent par un altruisme avec des attentes, nous avons besoin d’être récompensés. Rien de méchant si ce n’est qu’une étape ; mais attention aux déceptions ! Régulièrement me rappeler que si je suis déçu, c’est mon problème, pas celui de l’autre. Puis il y a l’altruisme sans attente, vers lequel on s’efforce de progresser… Là, on est vraiment dans la liberté intérieure, on vit la légèreté de l’altruisme sans rien attendre en retour. Rencontrer l’autre par pur amour.
L’égarement
S’égarer, c’est perdre son chemin, le chemin de ce qui est bon pour nous, important pour notre vie.
On peut être égaré : soit parce qu’on n’a pas défini de chemin (on vit au hasard des influences extérieures, on se laisse balloter par les évènements), soit parce qu’on a de trop nombreux objectifs (on n’arrive pas à hiérarchiser), soit parce qu’on n’a pas défini le « bon » objectif, celui qui donnerait du sens à notre vie, soit parce qu’on ne s’y est pas pris de la bonne façon. Dans tous les cas, on est désorienté, confus, troublé, on erre, on se fourvoie. Notre distraction et notre dispersion nous égarent ; elles nous détournent de l’essentiel, gentiment, l’air de rien.
Un pêcheur est assis à l’ombre d’un arbre, au bord d’un lac. Il joue avec ses enfants. Survient un homme de la ville, qui contemple la scène et entame la conversation. – Bonjour, que faites-vous dans la vie, mon bon monsieur ? – Je suis pêcheur. Mon bateau est là, sur la berge. J’ai pêché toute la matinée. – Pourquoi ne pêchez-vous pas l’après-midi ? – J’ai de quoi nourrir ma famille pour les deux jours à venir. – Mais si vous pêchiez toute la journée, vous pourriez aussi vendre votre poisson ? – Et alors ? – Alors, vous auriez de quoi payer un associé, vous pêcheriez plus de poissons et augmenteriez vos revenus. – Et que ferais-je de cet argent ? – Eh bien vous pourriez acheter un deuxième bateau et prospérer davantage ! – Et après tout ça ? – Vous pourriez arrêter de travailler et passer du bon temps à vous détendre et à jouer avec vos enfants. – Mais c’est exactement ce que je suis en train de faire ! Conte indien |
Cette constatation implique de réfléchir sur nos choix existentiels (Qu’est-ce qui me paraît essentiel ? Quelle direction donner à ma vie ?). Par exemple, nous souhaitons être heureux, et nous estimons que pour cela, il faut être riche, puissant, célèbre ; et nous tournons le dos à des valeurs comme l’amitié, l’équilibre émotionnel, ou un mode de vie plus tranquille, qui auraient pu engendrer un épanouissement durable.
Une autre forme d’égarement provient du refus ou de l’incapacité à voir le monde tel qu’il est. Par exemple, nous nous attachons aux choses ou aux personnes, comme si elles étaient permanentes, alors que tôt ou tard, nous les perdrons, ou bien c’est elles qui nous perdront. Autre exemple : dans les premiers temps d’une relation, on trouve qu’une personne est 100% désirable, on ne lui trouve aucun défaut ; puis viennent les disputes, et on la juge alors 100% haïssable, alors que fondamentalement, à quelques changements près, elle est toujours la même. Comme tout un chacun, les gens sont un mélange de qualités et de défauts. Asservis par l’égarement, nous réagissons d’une façon excessive et inappropriée. D’une manière générale, nous nous racontons souvent des histoires, soit rassurantes, en idéalisant le réel, soit angoissantes en le dramatisant. Dans les deux cas, nous perdons lucidité et liberté. La capacité de voir les choses telles qu’elles sont, et de nous regarder nous-même tel que nous sommes, nous libère du joug des tourmentes émotionnelles. Descendre en soi-même, tendre l’oreille vers l’intérieur, ne pas se fuir, aident à se libérer. Et parfois nous verrons que l’égarement, c’est de continuer dans une certaine direction, à un moment où il faudrait au contraire changer. Nos émotions sont un signal d’alarme, notamment les inquiétudes et insatisfactions ; sachons les écouter et remonter à leur source.
Il est normal de régulièrement s’égarer : la vie est compliquée ! Mais à chaque fois que nous en avons conscience, c’est l’occasion de prendre rendez-vous avec soi ou avec quelques proches, pour identifier quels nouveaux équilibres de vie nous fixer.
1 « Le Bonheur, désespérément » – André Comte-Sponville
2. L’ECOLOGIE ET LA LIBERTE |
Les lieux ont une influence sur nos états mentaux, et par extension, sur notre liberté. Quel que soit le lieu où l’on habite, il est important de trouver des oasis dans notre existence : des lieux et des moments où l’on peut se ressourcer. Dès que cela nous est possible, prenons des temps d’immersion dans la nature, ou dans les parcs urbains si nous vivons en ville. Prenons le temps d’observer ces « nourritures invisibles » que sont l’air pur, les bruits doux et réguliers, les changements progressifs, le calme, la lenteur, la continuité. Prenons le temps de respirer. Pour Plotin, l’âme devient ce qu’elle contemple. Où se pose notre regard du matin au soir ? De quoi se nourrit-il ?
Au-delà d’un environnement favorable, une écologie des liens est indispensable également. Certaines personnes nous rassurent par leur présence, nous inspirent le calme, nous font du bien par une sorte d’osmose positive. D’autres personnes, en revanche, même si elles ne disent rien, nous contraignent par leur attitude, leur posture, leur comportement, leurs actions… Les fréquenter nous met dans un état de semi-alerte permanent qui use notre sérénité et rétrécit notre liberté d’être. Il est important de ne pas juger ces personnes, d’essayer de les comprendre, mais de rester attentif à l’effet que peuvent avoir sur notre état intérieur les moments que l’on passe avec elles. C’est exactement la même chose avec les environnements sociaux que l’on côtoie, qu’il s’agisse de groupes de personnes « réelles » ou via les réseaux sociaux numériques.
Enfin, lorsqu’on parle de liens sociaux, l’idée n’est pas seulement de recevoir, mais aussi de donner : en entretenant des liens attentifs et chaleureux avec nos proches, nos connaissances, et même avec les inconnus, nous nous faisons du bien et nous embellissons le monde !
Enfin, il est essentiel de prendre conscience de l’impact de notre environnement culturel : les idées, les croyances, les valeurs, les attitudes, les connaissances et les compétences de la culture dans laquelle on évolue agissent sur nous, à notre insu, par une imprégnation discrète. L’éducation scolaire, la propagande politique, la publicité et autres formes d’incitation à la consommation, le comportement des personnes qui nous entourent ou de celles que les médias nous proposent, les manipulations plus subtiles comme le lobbying auprès des médias ou à travers le trafic de données Internet, etc., toutes ces influences pèsent sur nos pensées, nos motivations, nos décisions. Il est donc capital de le savoir pour apprendre à s’en défendre ! La conformité aux normes est encouragée par la communauté, tandis que la non-conformité entraîne la réprobation, voire diverses formes d’exclusion pour celui qui en est l’objet.
Soyons vigilants, quant à l’usage de nos écrans ; reprenons le contrôle ! Et n’oublions jamais que nous évoluons dans une société ultra-matérialiste… La « sobriété heureuse », cette magnifique expression de Pierre Rabhi, nous invite à redécouvrir ce qui nous rend pleinement humains : les rencontres, la culture, la solidarité, le progrès intérieur,… et la liberté !
A chacun d’exercer son discernement, une faculté à développer, à renforcer à chaque instant.
3. LES EFFORTS VERS LA LIBERATION |
S’il y a effort, c’est qu’il y a difficultés ! Que ces dernières soient extérieures (obstacles, adversité) ou intérieure (notre paresse, notre négligence, notre pessimisme, nos inquiétudes paralysantes,…).
Pour faire des efforts, il faut que nous ayons de bonnes motivations en amont. La motivation doit être examinée avec discernement. Pourquoi décidons-nous de nous donner à la pratique ? Est-ce encore un moyen de fuir un quotidien lourd et pénible ? Souhaitons-nous véritablement épanouir les immenses possibilités qui habitent le cœur humain ? Est-ce que nous faisons des efforts pour nous-même ou pour le bien de tous ?
Lorsque les efforts produisent des effets en aval, il est plus facile de persévérer. Mais il ne faut pas oublier qu’il s’agit toujours d’une dynamique de long terme, et les efforts ont parfois un effet différé. Dans l’éducation, par exemple, les efforts pour apprendre à nos enfants telle ou telle valeur peuvent sembler ne pas donner de résultats immédiats. Mais bien souvent, plus les enfants grandissent et s’éloignent de nous, plus on a la bonne surprise de les voir mettre en œuvre ces qualités, et adopter ces valeurs dans leur vie. Il y a comme un effet retard !
Quand le découragement guette, restons confiant dans le potentiel de transformation de l’esprit. Réjouissons-nous de ce qui a été accompli, lâchons prise sur ce qui s’est avéré au-delà de nos capacités, ou irréalisables en raison de circonstances adverses.
Il y a un juste équilibre à trouver entre la tension et le laxisme. Méfions-nous de toute rigidité, de toute crispation. La véritable ascèse est joie, allégresse, détente, générosité, paisible descente au fond du fond. L’humilité, précieuse antidote, empêche que l’orgueil s’empare de notre désir de progrès pour nous enfermer dans un stérile perfectionnisme. Comme disait un joueur de sitar : « Pour obtenir le plus beau son, je fais en sorte que les cordes ne soient ni trop tendues ni trop relâchées. » Des efforts mesurés, assidus et persévérants porteront davantage de fruits que des efforts importants mais irréguliers.
Pour résister au temps qui passe, aux fluctuations de la motivation, et aux déstabilisations de l’adversité, tout changement doit devenir une habitude enracinée. L’entraînement de l’esprit nous permet de fonctionner au quotidien plus sereinement, sans être absorbé par l’effort, ou concentré sur la difficulté : c’est un paradoxe, mais notre liberté a besoin d’automatismes, de « bons réflexes », pour s’exercer pleinement.
Le changement ne relève pas simplement de la volonté ou d’une démarche intellectuelle. Au-delà de la réflexion, la méditation de pleine conscience nouspermet de poser nos intentions dans un espace de conscience ouvert et fluide. Nos résolutions ne restent pas au niveau du cortex, du rationnel ; il y a quelque chose qui est plutôt de l’ordre de la réceptivité, du lâcher-prise, de l’imprégnation de zones cérébrales profondes du cerveau émotionnel. Et cela facilite ensuite la mise en pratique des comportements adaptés. Nous sommes moins esclaves de nos impulsions et de nos automatismes mentaux. La méditation n’est donc pas seulement une pratique spirituelle. Elle peut nous aider à cultiver l’attention, le recul, le discernement, l’équilibre émotionnel. S’arrêter quelques instants dans notre journée, et observer la nature de notre expérience : la respiration, les sensations, les émotions, les pensées…
Ce qui est parfois douloureux, c’est que nous ne sommes pas tous égaux face à l’effort : certains se démotivent parce qu’ils ont le sentiment que leurs efforts sont inutiles ou pas assez récompensés. Ne nous comparons pas aux autres, mais à nous-mêmes !
Tout apprentissage, tout entraînement (sportif ou autre) demande des efforts, particulièrement au début ; puis peu à peu, l’aspect contraignant fait place au plaisir. De la même manière, nous pouvons trouver du plaisir dans l’ascèse. Entraîner son esprit, c’est cesser de fonctionner en pilotage automatique, sortir un peu de sa bulle, s’ouvrir au monde, aimer le réel tel qu’il se propose. La vie spirituelle consiste, en partie, à affermir notre résilience, notre force d’âme, et surtout la liberté intérieure grâce à laquelle nous ne serons plus le jouet du gain et de la perte, de la louange et de la critique, de la renommée et de l’obscurité. N’est-il pas encourageant de savoir que ces qualités peuvent être magnifiées par l’entraînement de l’esprit ?
Dans certains cas, il n’y aura pas progression mais simplement maintien d’un équilibre que l’on n’arrivait pas à trouver sans ces efforts ; c’est donc aussi une belle récompense.
Pour pouvoir être soutenu dans la durée, l’effort doit être allié à l’enthousiasme et receler une part de joie, qui naît du sens donné à l’effort : il représente la façon la plus constructive d’accomplir ce qui nous tient vraiment à cœur.
Se lancer dans la pratique déborde du cadre étroit d’une ambition personnelle. En un certain sens, c’est toute l’humanité qui progresse en nous lorsque nous nous écartons de l’aigreur, de la fatigue, de l’égoïsme. Réaliser des efforts, ce n’est pas spéculer, espérer un retour sur investissements, mais se donner tout entier à l’existence. Même si ce n’est pas grand-chose, même si ce n’est pas tout le temps, même si c’est imparfait, tous nos efforts comptent. Tous !
4. LES MOISSONS DE LA LIBERTE |
Quelles sont les moissons d’une liberté parvenue à maturité ? Comment la sagesse qui accompagne cette liberté transforme-t-elle notre attitude vis-à-vis de la vie et de la mort, de nous-même et des autres ? Quel impact a-t-elle sur notre manière d’être et d’agir ?
La pacification intérieure
Se réconcilier avec son être, approcher la sérénité, c’est prendre le risque d’abandonner nos postures, oser chaque jour rejoindre un équilibre sans jamais s’installer dans de fausses sécurités. C’est inscrire notre liberté dans notre vie, avec ce corps, ces traumatismes, ces blessures, ces imperfections, ces mille et une ressources. Bref, c’est faire la paix avec tout ce que je suis sans forcément rêver d’être quelqu’un d’autre.
La paix intérieure augmente notre liberté : elle nous rend moins dépendants aux stimulants et excitants de la société de consommation (publicité, réseaux sociaux, distractions faciles et gratifiantes…).
Nous devenons moins vulnérables intérieurement : cela nous permet de nous ouvrir sans crainte aux autres.
La paix intérieure n’engendre pas la passivité, mais l’engagement calme. Elle ne débouche pas sur la monotonie, mais sur un regard affûté et sensible aux nuances, invisibles aux agités.
Bien sûr, nous demeurons imparfaits : pas question de nous censurer, de nous priver de toute forme de folie, de dérapages, ou d’excès… Mais l’art et l’habitude du travail sur la paix intérieure nous ramèneront plus rapidement sur la voie de nos vrais choix existentiels et de nos valeurs.
Notre nature profonde
Au réveil, suite à une anesthésie, il peut quelquefois nous arriver de vivre des expériences très fortes : un état de félicité, de dévotion et de confiance sans mélange. Un état d’esprit léger et lumineux. Une sensation de parfaite simplicité, comme celle d’un jeune enfant qui découvre la beauté de la vie avec un esprit neuf et transparent.
Un tel moment est-il révélateur de ce qui est présent au plus profond de l’esprit, lorsque les cogitations qui encombrent le champ de la conscience sont silencieuses ?
Cela peut aussi se produire lors de certaines méditations, lors de moments existentiels forts – face à la nature ou au ciel étoilé – , ou lors d’instants ordinaires mais auxquels nous sommes parfaitement présents : nous pouvons éprouver un profond bien-être, un sentiment de paix, de clarté et de gratitude. Autant d’irruptions de sérénité, non pas seulement venues des circonstances favorisantes, mais émergeant du plus profond de nous-mêmes.
Les grandes traditions spirituelles n’ont de cesse de nous rappeler qu’il y a au cœur de l’homme une plénitude, une santé fondamentale, des ressources inouïes. Pourtant, dans notre vie ordinaire, les moments où nous y avons accès sont d’une rareté exceptionnelle. Comment descendre tout à fait, comment rejoindre la joie, la paix, le ciel immaculé de la conscience infinie ? C’est à ce déménagement intérieur que nous invitent sages et philosophes.
Plus nous nous efforçons d’héberger dans notre esprit un certain type de regard sur le monde – posé, serein, soucieux d’objectivité, de vérité et de liberté –, plus nous aurons des chances que ce genre d’état émerge spontanément quand nous ne faisons plus aucun effort mental, quand notre cerveau passe en « mode par défaut ». On retrouve ici les fruits d’un entraînement de l’esprit, permis par la neuroplasticité du cerveau.
Et puis, soyons attentifs à ces petits instants de grâce, ces instants où nous nous sentons en harmonie avec nous-mêmes, avec les autres, avec la nature. Ces moments sont très précieux. Et chaque fois que nous avons la chance d’en vivre un, arrêtons-nous ! Savourons, rendons-nous présent… Ouvrons-nous au mystère que représente le fait d’être vivant et conscient, dans un environnement que nous croyons comprendre mais qui nous dépasse…
Face à la mort
Face à ce grand sujet intimidant, il est difficile de prétendre donner des conseils !
Berceuse à Pépé Tu vas mourir, tu vas t’éteindre, comme une lampe de chevet, Quand le matin commence à poindre, Quand le bouquin est achevé. Dors en paix, Pépé. Tu vas abandonner ton souffle, Les taches rousses de tes mains, Et repasser sans tes pantoufles, Le seuil du monde des humains, Dors en paix, Pépé. |
Cet extrait d’une chanson de Claude Nougaro nous parle de cette mort arrivant doucement, logiquement, au terme d’une vie bien remplie, la mort comme le passage d’un seuil, et l’abandon de notre corps.
La mort est inévitable et son heure est imprévisible. Tenir compte de cette évidence, la comprendre au plus profond de nous-mêmes, nous permet de donner à chaque instant qui passe toute sa valeur, même si cet instant consiste à ne rien faire ou à regarder des oiseaux voleter sur un arbre en fleur. Cette prise de conscience n’a rien de morbide : elle nous permet de mieux vivre et nous évite de gaspiller le temps comme de la poudre d’or qui coule entre nos doigts.
Rien, absolument rien, dans notre mode de vie occidental, ne nous prépare à affronter la mort. C’est pourquoi cette idée est extrêmement angoissante pour beaucoup de gens : la peur de ne plus vivre, de perdre tout ce que nous aimons, tout ce à quoi nous sommes attachés, par le plaisir, le bonheur, l’amour. Séparation déchirante… Après le déclin des religions, l’homme ne sait plus où trouver la consolation face à sa propre fin.
Entre le déni et l’obsession, précisément, nous pouvons construire un rapport plus libre, plus léger, à notre mortalité. Les stoïciens nous recommandent d’agir, de parler, de penser comme des êtres qui peuvent à chaque instant sortir de la vie ; ils nous enjoignent à nous réconcilier avec notre impuissance, à oser une certaine gaité, sans nous attarder dans le chagrin, les reproches, la critique. En tant que passagers dans un monde éphémère et fragile, il s’agit d’expérimenter la joie, le don de soi et la générosité.
Reconnaissons la valeur inestimable de chaque moment de vie, et décidons d’en faire le meilleur usage, en vue de notre bien et de celui des autres.
L’éthique
Au fil des siècles, les mots éthique et morale ont pris des connotations différentes, même si leur étymologie est très proche. Les auteurs contemporains les considèrent comme des synonymes. Pourtant, de nos jours la morale a plutôt mauvaise presse, souvent comprise comme une injonction à se conformer à des prescriptions, des interdits, des dogmes…
Ethique et morale ne sauraient se réduire à la simple obéissance à une règle extérieure. Elle doivent trouver leur racine, leur origine dans l’intériorité, au cœur de l’intime.
Le bouddhisme adhère à une éthique naturelle, fondée sur la liberté intérieure, et inspirée par la bienveillance, une éthique qui surgit spontanément du fond de soi-même, libérée des dogmes infrangibles.
Ce ne sont pas les index pointés qui rendent l’homme meilleur, mais une lucide compréhension des mécanismes qui nous enferment dans les passions tristes. En ce sens, l’éthique est plus proche de l’altruisme, elle consiste à accomplir le bien d’autrui. La compassion ne procède pas d’un jugement moral, elle vise à remédier aux causes de la souffrance, quelle que soit la forme qu’elle puisse prendre.
Les religions ont généralement des points de vue très tranchés sur les grandes questions éthiques, comme l’euthanasie ou l’avortement. Dans le bouddhisme, les réponses dépendent du contexte vécu ; il faut examiner attentivement chaque situation. On va s’interroger sur les conséquences en termes de bien-être et de souffrance.
On pourrait arguer que l’enfer est pavé de bonnes intentions : on peut très bien vouloir faire le bien, et manquer complètement de discernement dans l’accomplissement de cette louable intention. C’est pourquoi il faut s’affranchir de l’égarement et des distorsions de la réalité, etprendre la décision la plus avisée pour le bien du plus grand nombre, sur le long terme.
De plus, nos comportements ne découlent pas automatiquement de nos valeurs morales ! Notre morale doit être travaillée ! Etre d’accord avec des préceptes moraux ne suffit pas. Nous avons à fournir des efforts constants pour les mettre en œuvre dans notre vie quotidienne.
Lorsque nous allons bien, nous sommes capables d’être attentifs aux petits signaux émotionnels, tout au fond de nous, qui régulent nos impulsions agressives. Si nous ne sommes pas profondément déséquilibrés par nos souffrances, nos émotions savent très bien nous avertir que nous sommes en train de mal faire. Elles nous le signalent avant, et pendant l’action.
Il n’y a pas de mode d’emploi pour bien agir. Toujours, nous sommes conviés à descendre, à oser rejoindre le fin fond de nous-même, pour écouter notre boussole intérieure. Pour cela, la clarté et la paix sont indispensables, afin de cultiver le recul et le discernement. Ascèse, et méditation…
La morale ressemble au départ, ou vue de l’extérieur, à un ensemble de contraintes ; mais ces contraintes doivent être librement choisies, et pas seulement imposées. Elles ouvrent un espace de liberté plus grand que celui offert par l’absence de règles morales. Des travaux ont montré que les sociétés matérialistes, les sociétés de consommation, dans lesquelles il est « interdit d’interdire », induisent davantage d’anxiété et d’égoïsme, qui sont deux formes de perte de liberté. Et à l’inverse, comme l’écrit Rousseau : « L’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté. »
Pour résumer :
– examinons sincèrement notre motivation : « Suis-je sur le point d’agir de manière entièrement égoïste, ou en prenant le sort des autres en considération ? Ai-je à l’esprit quelques individus, ou le plus grand nombre ? A court ou à long terme ? »,
– exerçons notre discernement,
– fondons notre éthique sur une bienveillance inconditionnelle, puis considérons avec réalisme comment nous pouvons combiner cette vision avec nos capacités d’action, l’énergie et le temps dont nous disposons, et nos propres aspirations à être heureux.
La bienveillance inconditionnelle
La bienveillance commence par la présence à l’autre, par l’attention prêtée à qui nous avons en face, et non par la projection sur l’autre de nos propres besoins, de notre propre vision du monde. Il s’agit également de ne pas tomber dans une attitude paternaliste ou intrusive, mais au contraire de faire preuve de délicatesse, d’être là, simplement, ouvert et disponible, de se donner entièrement, sans attendre de retour. Cette attitude n’a rien de mièvre, de fleur bleue. Au contraire, cette approche inédite exige une lucidité et un sacré courage : savoir que la vie est tragique, qu’elle s’accompagne d’un paquet de solitude, de souffrances, d’injustices, et qu’elle se termine par la mort, sans se laisser décourager ni aigrir. La réponse à ce tragique culmine assurément dans la solidarité, loin de l’indifférence, du repli et de la méfiance.
Certaines personnes, de manière naturelle, réconfortent, aident et dispensent de la bienveillance autour d’elles, chaque jour, à petites doses, de manière discrète, souvent même sans en parler, tant cela leur paraît normal, tant cela fait partie de leur manière d’être, de leur vision du monde. Saisissant contraste avec ces chroniqueurs télé, véritables snipers payés pour dézinguer leurs invités. Ces émissions n’ont rien d’anodin, et sous prétexte de faire rire ou de provoquer un pseudo-débat, elles stimulent nos plus mauvais côtés. Elles nous exercent à ne voir que les faiblesses et les défauts des êtres humains, nous confortant ainsi dans notre sentiment de supériorité, ou au moins notre non-infériorité.
En effet, pour la plupart d’entre nous il n’est pas toujours facile de ressentir et d’exprimer de la bienveillance au-delà du petit cercle de nos proches, notamment à l’égard des inconnus, et d’autant moins s’il s’agit de personnes différentes de nous par leur comportement, leur philosophie de vie, leur culture. C’est pourquoi il est nécessaire de l’entretenir au quotidien.
La bienveillance n’est pas une récompense. Tous les humains la méritent, même ceux qui sont différents de nous, même ceux que nous jugeons malfaisants ; la bienveillance ne peut qu’éveiller ou réveiller leur humanité. Dans certains cas, elle peut s’exprimer par la fermeté ; face à une personne qui nous agresse, il ne s’agit pas de sourire benoitement, mais de rester calme et bienveillant intérieurement, tout en étant ferme avec lui, sans animosité, afin de ne pas contribuer à l’escalade de l’agressivité.
Par contre, personne n’est censé accepter l’inacceptable, et la tolérance ne doit pas engendrer une attitude permissive au regard de l’injustice, de la discrimination, de la violence. Respectons les valeurs qui nous animent, pour le bien du plus grand nombre, et tentons de les exprimer de la façon la plus claire et la plus paisible possible, en restant ancré dans une sincère bienveillance inconditionnelle.
Une des moissons de la liberté intérieure, est de pouvoir maintenir une certaine lucidité à tout moment, d’avoir un esprit spacieux, qui accueille avec aisance toutes sortes de circonstances, favorables ou adverses, sans en être indisposé, sans nous laisser emporter par les flots troubles de la confusion mentale. Cette liberté permet de surcroît d’avoir un jugement fiable sur les meilleures réponses à apporter aux situations conflictuelles.
De notre mieux, saupoudrons nos journées et nos rencontres de regards, de gestes, de paroles de bienveillance. Et efforçons-nous d’élargir sans cesse le cercle de notre bienveillance afin d’y inclure le plus grand nombre d’êtres possible.
Et bien sûr, ne nous oublions pas nous-même ! L’autobienveillance consiste à ne pas ajouter une guerre intérieure aux difficultés extérieures. Et à adopter envers soi-même une attitude juste, au sein de laquelle on est à la fois lucide et amical. Elle est ce qui permet de se réparer et de progresser : un cadre exigent et sécurisant, dans lequel on ne craint pas d’échouer ni de décevoir, du moins on ne ressent pas ces craintes de manière obsédante ou paralysante.
Etre bienveillant pour autrui, c’est une façon de l’être pour soi-même. Et réciproquement…
La moisson a-t-elle été bonne ?
Au terme de nos entretiens, il semble que nous sommes d’accord sur le fait que la liberté intérieure ne peut avoir que des conséquences salutaires sur nous-mêmes et sur les autres. Nous sommes des « progressants », des explorateurs enthousiastes en route vers la sagesse, la joie, la liberté intérieure et la plénitude qui nous permet d’apprécier chaque instant qui passe. Nous espérons avoir su montrer aux lectrices et aux lecteurs que ce cheminement est non seulement enrichissant, mais aussi accessible et passionnant.
Le temps est venu de distribuer notre moisson à tous ceux avec lesquels nous partageons cette existence. Puissent ces moissons contribuer à soulager les souffrances du mondes, et à éradiquer à long terme les causes de la souffrance !